The Beauty and the Beast

Pour la première fois depuis le début de l'année scolaire, une journée de cours avait été annulée. Les élèves pouvaient se prélasser dans leurs appartements, décompresser tranquillement. La raison de ce changement soudain dans leurs emploies du temps était l'organisation d'une conférence de presse au sein même de l'université d'Ulsan. Le grand amphithéâtre avait été, pour l'occasion, remis à neuf. L'auteur de cette mascarade tenait à ce que tout soit parfait. Il voulait certainement paraître bien devant les caméras. Les professeurs avait été gentiment invité à assister à cette conférence portant sur une célèbre marque de vêtements. Certains avaient immédiatement refusés en se rendant compte que tout cela n'avait rien de très pédagogique.

Qi Jia Xu s'était, comme tout les jours, levée à sept heure moins quart. Réglée comme une horloge, elle ouvrit tout d'abord son oeil droit, puis le gauche. Tel un automate, elle se redressa droitement et sortit de son lit avec une extrême docilité. Une fois debout sur ses pieds déchaussés, elle tira les couvertures, les laissa traîner sur le plancher, remis correctement le drap protecteur du matelas et quitta la pièce en laissant la chambre dans cet habituel chaos matinal. Son café, déjà préparé par la machine -qui était certainement le seul appareil domotique de toute les pièces réunies-, l'attendait sagement et tout fumant. La jeune femme alla d'abord se laver les mains à l'évier puis seulement après elle se permit de prendre la tasse entre ses doigts. Elle but alors le breuvage tout en marchant vers la salle de bain, sans même prendre la peine de s'asseoir à sa petite table. Comme toujours, elle posa sa tasse sur le rebord de la baignoire jaunie, ouvrit les robinets, régla l'eau pour qu'elle soit à peine trop chaude, et enleva sa robe de chambre sous laquelle elle était déjà nue. Pendant que l'eau coulait pour remplir la baignoire, la jeune femme s'approcha du miroir et tira doucement sa peau vers l'arrière. Elle fixait alors chaque grain, vérifiait si un point noir n'avait pas fait la mésaventure de s'incruster ou si une ride fatale n'avait pas fait son apparition. L'inspection faite, elle se retourna, avança d'un pas et rentra dans sa baignoire après avoir coupé les robinets. Elle resta une demi-heure ainsi, à siroter la fin de son café tout en rêvant. Et de temps à autre, une fois la tasse finie, elle se laissait glisser sous l'eau et restait en apnée jusqu'au moment où ses poumons demandaient de l'air.
Après trente minutes soit mille-huit-cent secondes plus tard, et pas une de plus, Jia Xu sortit du bain. Elle attrapa la serviette qu'elle avait pliée et posée la veille, sécha ses cheveux et son corps et enfila ses vêtements qui, eux aussi, avaient été soigneusement préparés. Aujourd'hui, elle avait opté pour une chemise à carreaux bleus et verts qui accompagnerait l'un de ses habituels slim noirs. Habillée et lavée, il ne lui restait plus qu'à ranger. Le réveil étant le seul moment où l'enseignante de s’intéressait pas à son travail, il était aussi le seul instant où elle s'occupait du ménage. Alors, elle nettoya sa baignoire rapidement et proprement, fit la vaisselle du jour précédant et de la tasse usagée et alla aérer la chambre. Elle finissait toujours par le lit. Aux environs de huit-heure moins quart, cet opéra matinal était bouclé. Alors, la jeune femme se pressa. Elle attrapa vivement son trieur qui contenait les copies qu'elle devait corriger, le fourra dans son cartable et quitta l'appartement.

Deux photographes attendaient devant les portes de l’amphithéâtre. Une unique camionnette de télévision s'était garée dans l'allée et les ingénieurs installaient leur matériel dans la salle. Jia Xu rejoignit trois collègues et leur lança un timide bonjour chinois. Même si elle avait déjà enseigné ici l'année passée, la jeune femme ne s'était pas encore intégrée. La barrière de la langue l'empêchait de communiquer avec les autres professeurs qui, pour la plupart, ne parlaient pas vraiment le mandarin.
Leur sujet de conversation échappait à la jeune femme, elle écoutait d'une oreille attentive bien qu'elle comprenait rarement leurs mots. Elle se demanda alors pourquoi elle était venue... Elle ne comprendrait de toutes façons pas grand chose à cette conférence.
Après quelques minutes, les invités pouvaient rentrer dans la salle et s'installer. Mademoiselle Qi prit place au quatrième 'étage' de l'amphithéâtre, les trois premiers étant réservés aux photographes, journalistes réputés et rares célébrités. Les amateurs, reporters pour les magazines et invités lambda pouvaient s'asseoir partout ailleurs.
Un flot époustouflant de monde arriva. Le corps professoral de l'université d'Ulsan était plutôt surpris par cette foule, la salle ne pouvait pas accueillir tant de monde, si bien que certaines personnes furent obligées de rentrer chez elles. Jia Xu avait longuement hésité à partir elle aussi... Mais en voyant ce trop de personnes qui l'empêchait d’accéder à la sortie, elle s'était vite découragée.

Au bout d'une heure, l'organisateur fit une entrée remarquée. Beau jeune homme d'une vingtaine d'années, il fit ses salutations en coréen. Toute la sale applaudissait, sauf la jeune chinoise qui semblait dépassée par cette clameur.
Tout cela était déjà si ennuyeux...

Les flash crépitaient de toutes parts. L'objet de leur attention semblait totalement blasé face à tout ces lumières. Lorsque cet aveuglement constant fut terminé, le jeune homme se mit à parler. Jia Xu n'arrivait pas à analyser les paroles qu'il débitait mais tout le monde les buvait comme si il prêchait les évangiles bibliques. Cependant, deux ou trois personnes, assises à proximité de l'étrangère, se retournaient constamment vers elle. Elle regardait ces drôle de personnages avec un air ahuri mais cela ne les empêchait pas de l'observer une nouvelle fois. Son charisme faisait son effet; au plus désagrément de l'enseignante. Ennuyée par ses trois pairs d'yeux, elle préféra fermer les siens. Ainsi, elle put se concentrer sur la voix du beau parleur qui s'était présenté sous le nom de monsieur Davis. C'était bien la seule chose qu'elle avait compris parmi tout ce charabia.
Il parlait, encore et encore, durant des minutes qui semblaient être des heures. Le silence qui reignait dans la salle -hormis la portée de la voix de monsieur Davis- en était presque religieux. Bien qu'elle ne pouvait voir ce qu'il se passait, elle imaginait tout ces hommes et que toutes ces femmes regardant l'organisateur avec des prunelles pétillantes d'admiration. Personnellement, elle n'était pas admirative de cet homme. Et contrairement à ce qu'elle pensait, la plupart des personnes présentes avaient trouvé un autre spectacle: elle même.
Au bout d'un moment, Jia Xu se rendit bien compte que tout les regards étaient braqués sur son visage endormie. Et comme ce matin, elle ouvrit son oeil droit puis le gauche. Elle sentit une rougeur brûlante monter jusqu'à ses joues et elle baissa son regard vers la palette blanche sur laquelle elle s'était, en quelques sortes, assoupie.
Mais la Chinoise ne se laissa pas défaillir plus longtemps. Raclant sa gorge pour reprendre un air assuré, elle se leva, prit son cartable et avança jusqu'aux escaliers. Une fois sur les fines marches, elle pivota sa tête vers le centre de l'amphithéâtre, lança un regard pour le moins hautain à ce cher monsieur Davis -qui lui même paraissait totalement bouleversé par cette situation inopinée- et enfin, elle monta jusqu'à la sortie. Elle quitta la conférence en claquant grossièrement la porte.

Jia Xu avait l'impression d'avoir fait le marathon... Et d'ailleurs, s'en était même le cas vu qu'elle avait couru jusqu'à sa salle de classe. Tout ces yeux qui l'avaient fixée! Ce silence qui avait été long et atroce... Elle voulait chasser ce mauvais souvenir de sa tête, cependant elle savait que ses collègues jugeraient son comportement dès demain, à la reprise des cours.
Installée devant son bureau et rassurée entre ces murs familiers, la jeune femme sortit les copies qui lui restaient à corriger. Elle fixa longuement les feuilles, parcourant la première page sans réellement la lire. Elle secoua sa tête, prit son stylo rouge et griffonna, barra, annota et nota.
Petit à petit, le tas réduisait.

C'était au moment où elle attribuait une bien triste note à l'un de ses élèves qu'un brouhaha se forma devant le portail. La conférence était terminée et les invités quittaient l’enceinte de l'université. Le corps professoral, lui, se dirigeait vers le bâtiment contenant la salle des profs, il devait certainement déjà discuter de l'élément inattendu de la journée: la fuite de mademoiselle Qi.
Jia Xu, de sa fenêtre, avait une vue imprenable sur la sortie de l'amphithéâtre et le portail de l'école. Ainsi, et à sa grande surprise, elle put voir monsieur Davis rejoindre le bâtiment des langues... Les yeux totalement exorbités, elle se surprit à courir jusqu'à la porte et tirer le rideau de l'ouverture vitrée qui l'ornait. Elle avait l'étrange pressentiment qu'il n'était pas venu dans cette partie du campus pour rien. Il voulait la voir, c'était certain. Mais comment savait-il qu'elle se serait réfugier ici?
Non de Dieu! Les autres professeurs; ils avaient cafté.
Une haine gigantesque, non, titanesque enveloppa la Chinoise. Quelle bande d'idiots, d'incapables, de traîtres! Mais en même temps, elle n'était pas vraiment proches d'eux, il est normal qu'ils ne l'avaient pas défendue. Mais dans quelle circonstance avaient-ils parlé d'elle? Peu importe, sa colère lui donna envie d'affronter monsieur Davis et elle rouvrit le rideau. Néanmoins, elle sursauta lorsqu'elle le vit regarder à travers la vitre de la salle opposée. Alors, comme si de rien n'était, elle se faufila jusqu'à son bureau, s'assit et reprit sa correction. Son estomac se contracta. D'une seconde à l'autre, il pouvait débarquer... Mais qu'allait-il lui reprocher?

La porte s'ouvrit, se referma et se verrouilla. La jeune femme ne broncha pas, ne détourna pas ne serait-ce qu'une seconde son regard. La voix désormais familière de monsieur Davis retentissa dans la salle vide d'élève et le fait qu'il parlait chinois estomaqua Jia Xu. Ses collègues devaient en avoir dit beaucoup sur elle. Mais elle ne fit rien d'autres que d'écouter les critiques, menaces et exigences du couturier, enfin si cela était bien son métier.
Désormais c'était lui le perturbateur et il n'était pas dans son élément. Le chinois appartient aux chinois, les conférences appartiennent aux égocentriques. Voila sur quoi devait jouer l'enseignante pour désarmer cet homme. Elle se devait de parler d'un chinois extrêmement soutenu et utiliser des mots rares pour qu'il ne comprenne pas ce qu'elle voulait dire et par là, elle devait toucher au plus profond de son ego!
Il avait attaqué, elle devait prendre sa relève en contre-attaquant et non pas en se défendant. Elle était prête à charger.
Doucement, elle releva sa tête de ses copies soulignées de rouges. Elle regardait monsieur Davis avec l'air le plus ennuyé qui soit. Elle souffla sur l'une de ses mèches qui avait glissé sur son visage et se leva avec grâce. Une fois sur ses pieds, elle commença à tourner en rond autour du couturier. Elle faisait tout naturellement, se sachant sensuelle.
Elle y allait lentement, inspectant ses vêtements, ses cheveux noirs et son visage masculin. Après trois tours, elle se permit de laisser une main agile et séductrice se glisser sur la manche du jeune homme pour y retirer une poussière désavantageuse. Intérieurement, il devait bouillir, attendre une réponse quelconque... Il devait se sentir claustrophobe, peut-être même excité. Il voulait à tout prit entendre sa voix. Mais durant cinq minutes, un silence froid régnait dans la classe. Alors qu'il devait être proche de la fureur, la Chinoise se lança dans une tirade soigneusement préparée.

« Malpolie? N'est-ce pas vous qui êtes impoli en venant ainsi m'enfermer dans ma propre salle? Je n'ai pas été impoli en quittant votre conférence, je tenais à préserver mes oreilles de vos paroles inutiles. De plus votre coréen n'est pas agréable à entendre et pourrait me rendre sourde -déjà que cette est langue est bien loin d'être belle-. Enfin, ceci n'est pas votre patrie, n'est-ce pas, monsieur Davis? Votre nom de famille me laisse entendre que vous venez de l'ouest. Il est étonnant que vous sachiez parler chinois par ailleurs. Tentez vous de m’impressionner avec votre accent mal placé? elle s'approche au plus prêt de lui et le regarda dans les blancs des yeux. Les tons monsieur Davis, les tons sont importants! De plus, pourquoi venez-vous critiquer mon physique? Par vos insultes, n'essayerez vous pas de calmer vos pulsions? Un homme aussi banal que vous, oui regardez votre visage, devrait se sentir frustré face à une femme aussi 'belle' que moi comme vous le dites. Etes-vous ici pour simplement m'admirer? Je n'ai rien à me reprocher et vous n'avez rien à faire ici. Veuillez quitter cette classe monsieur Davis, sauf si vous êtes là pour apprendre le chinois. »

Sur ces mots, elle mit sa main dans la poche de cet homme, retira la clé, se dirigea vers la porte et l'ouvrit. D'un geste simple, elle désigna le couloir de sa main.

« Partez maintenant. »

Elle avait l'impression que ce monologue avait fait son effet même si dans le fond, elle avait l'impression qu'il manquait quelque chose... Ce jeu de séduction n'avait pas un gout pas assez salé; car oui derrière cette mascarade il y avait bel et bien de la séduction. Jia Xu sentait qu'une phrase ultime, fatale, manquait à son discours et monsieur Davis semblait lui aussi l'attendre. Les mots fusaient dans sa tête mais elle n'arrivait pas à les aligner. Mais c'était trop tard désormais, son tour était passé.